Dans une autre vie, dans un autre monde, j’ai dû être autre chose, j’ai dû être un peu un chien et un peu danseuse étoile, un peu fusain qui court sur la toile, j’ai dû savoir foutre les voiles, ailleurs que dans mes godasses, marcher loin de ce qui rend la vie dégueulasse, et trouvé un morceau de je ne sais quoi qui a le goût des tempêtes et des aurores boréales, je ne sais pas quoi qui a la couleur d’un matin de février et la lumière d’un regard absent, un petit bout de rien qui m’est resté dans les reins et qui vient me chercher le soir. Un petit rien qui toque à ma porte et me prend par la main pour me dire que je ne suis pas morte, un petit rien qui se glisse contre les murs et qui reprend sa place, un petit rien qui ressemble aux souvenirs qui vous explosent à la gueule de leur joie insolente. Un petit rien qui vous dit que ce n’est plus la peine de chercher des repères à qui vous êtes, que le monde est là, prêt à reprendre votre tête, et que les petits morceaux de mosaïque ne sont qu’un tableau qui n’aura jamais rien de réel que la couleur de vos mots. Dans une autre vie, dans un autre monde, j’ai dû être autre chose, car je n’arrive pas à vous dire ce que d’autres disent à ma place, je n’arrive pas à vous dire ce bonheur sans fin de la vie qui déborde dans les coins, que les notes arrosent parfois jusqu’au matin, de tout ce qui s’impose sans un refrain, je n’arrive pas à vous dire et pourtant je sais ce que j’ai à vous dire qui ne peut être dit, ce qui file aussi vite qu’un train dans la nuit et qui ne s’arrête jamais que pour atteindre le toit du monde. Jouir. Jouir encore et toujours des petits moments des petits rien qui ne s’achètent pas, qui ne se rachètent pas. Jouir toujours et encore renaître, se réinventer un chemin, des routes et des ponts, pour les oublier et les emprunter chaque jour, réinventer pour effleurer du bout du cœur les lèvres de tout ce qui nous embrasse ; les feuilles comme des grillons, les gouttes qui palpitent aux tempes du jour, les respirations sur un clavier, les cordes qui s’emmêlent et les cheveux qui se dénouent, la plage et ses bouées en plastique, tiens un cerf volant, tu vois la poésie elle s’envole aussi, alors ne la retient pas et laisse la glisser le long des joues de ceux qui rient avec toi, le crépitement d’une bûche, la vapeur des landes brumeuses, et la fumée des naseaux des vaches en hiver qui deviennent des cheminées, le craquement des branches qui bercent la marche, et l’estran qui se languit des vagues qui lèchent, et qui lèchent la pierre pour l’user, et qui lèchent encore comme un chien lèche ses plaies, le doux roulis des corps qui tanguent un peu, et le doux sucre des framboises au bout de tes doigts, ça bouge un peu, je crois qu’il y a du jazz, ça tourne un peu, les pieds dans la vase, ça colle un peu, ça s’agite et ça s’excite, les corps en crabe qui marchent de côté, les mains qui s’agrippent, non c’est juste une algue furtive dans un courant d’eau et qui repart, un courant d’air et ta silhouette qui apparaît au hasard de la lumière du printemps, il y a des branches qui griffent la fenêtre et la pluie qui caresse les toits, les saisons sont parties retrouver l’autre hémisphère, pour leur donner de nos nouvelles, dis, tu crois que l’herbe respire encore quand on s’allonge dessus, après ça fait des plis sur la peau, et des plis l’homme en a beaucoup dans son dos, mais chut, écoute, il n’y a rien qui passe, il fait trop chaud, il fait trop froid, dis, tu me serres contre toi, les feuilles comme des grillons, mamie m’a acheté des crayons, prends mon enfant mais remets les choses à leur place, les fougères en parasol et les petits cailloux, les enfants qui rigolent, et il y a quelque espoir dans le ciel parmi les hirondelles, les feuilles comme des grillons et la nuit qui tombe comme l’automne sur un pardessus râpé, la houle au loin et dans nos rêves, la foule en vain et ceux qui crèvent, regarde à tes pieds et regarde en l’air, aime en biais pas de travers, aime en vrai et lève un verre, vers le sommet de ce qui reste à terre, les deux pieds nus et de la boue sous les ongles, de la poussière dans les mains, tu vois que tout est précieux quand tu regardes, les feuilles comme des grillons, et le flou des roseaux qui frémissent, attends non, tu me chatouilles là, passe plutôt ta main ici, dans la nuque, recommence, et recommence sans fin, et recommence encore, les flaques d’eau sont des miroirs tordus et les corps quelques nuages perdus, qui flottent par dessus les immeubles quand le gris mange les antennes, les feuilles comme des grillons, les gouttes qui palpitent aux tempes du jour, ne retiens rien c’est le matin qui reviendra, et il recommencera sa course que tu n’as pas à parcourir, il te suffit de regarder.
La vie est un coquelicot qu’on ne devrait surtout pas ramasser.